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Charles Alizier, dernier pêcheur de homards sur Ré
Avec son petit bateau « Jason IV », Charles Alizier est un des deux derniers pêcheurs professionnels de l’île de Ré. Nous avons embarqué à bord pour une journée de pêche au homard, au départ du port d’Ars-en-Ré. Reportage.

« Demain, appareillage à 4h30. Soyez là un peu avant, bonne soirée ». Après quelques heures de sommeil, j’arrive à 4h15 à Ars-en-Ré. Le petit port, si vivant en plein jour, est totalement endormi. Pas âme qui vive. Plongé dans la pénombre, je regagne les quais à l’aide de la lumière de mon téléphone. Au loin, le long du quai de la criée, un énorme projecteur déchire la nuit. Le halo lumineux provient du « Jason IV », petit caseyeur de 7 mètres de long. En approchant, un homme s’active, seul, pour charger des caisses sur le bateau. Une odeur forte de poisson me soulève le coeur. Les caisses vertes sont remplies de dizaines de kilos de restes de poisson. Dans deux autres caisses, des filets de pêche. Peu de mots. « Bonjour, comment ça va ? », puis « tu signes ce papier, c’est le cahier des dangers ». Je m’exécute. Charles Alizier est un homme pressé. Ne rien oublier. Il fait les dernières vérifications, me demande de monter à bord et de mettre mon gilet de sauvetage. « Ça c’est une tirette. En principe, ça se déclenche tout seul. Si jamais ça ne se déclenche pas quand tu es sous l’eau, il faut aller la chercher toi-même ».
Depuis sa minuscule cabine, il manoeuvre le bateau. Il est 4h26, nous débutons la remontée du chenal d’Ars, et déjà, je trouve que le bateau « bouge » pas mal. J’interroge le marin sur les conditions en mer. « Il y a une brise de Nord-Est, pas une grosse mer. Mais le vent va faire bouger le bateau dans tous les sens ». Je ne suis pas très rassuré. « T’as pas le mal de mer ? » Comme pour me convaincre, je réponds que non. Nous continuons à nous enfoncer dans la nuit, Charles m’annonce que nous avons 2h30 de navigation avant d’arriver sur le lieu de pêche. Nous sommes en tout cas dans les temps pour sortir du Fier. « La marée basse est à 8h08, trois heures avant, il n’y a plus assez d’eau au niveau du banc du Bûcheron, il faut donc passer avant 5h du matin », m’explique Charles. Je comprends mieux son SMS de la veille et son empressement de ce matin.
Seuls dans la nuit
Enfin, nous atteignons la Patache puis sortons du Fier par le pertuis Breton. Nous allons contourner la presqu’île des Portes pour regagner la Conche des Baleines puis nous rendre au large de Saint-Clément-des-Baleines. Privé des points de repère habituels, je me sens particulièrement vulnérable. Je me raccroche à l’écran, qui indique notre position par GPS. Passée la pointe de petit Bec, nous sommes bringuebalés dans tous les sens, désormais seuls face à l’Océan. Au loin, une lueur discontinue offre un semblant de réconfort, du moins un point de repère au milieu de cette nuit noire, nous rappelant que les royaume des hommes n’est pas si loin : le phare des Baleines ! Charles m’annonce que le premier objectif consiste à mouiller les deux caisses de 800 mètres de filets en mer, qu’il viendra relever dans 24h. Il prend quelques minutes pour m’expliquer comment manoeuvrer le bateau manuellement, au cas où il tomberait à l’eau…Déconnecter le pilote automatique, débrayer, pousser le manche vers le haut et prendre la barre du bateau. « Si tu ne me retrouves pas, tu appuies sur ce bouton. C’est le « 16 », tu seras mi s di rectement en contact avec les secours, ils viendront me chercher ». Je répète les consignes plusieurs fois dans ma tête, pour être sûr de ne pas oublier une étape. Nous approchons du phare des Baleines. Sur la droite, le phare des Baleineaux. « La pointe des Baleines, c’est le secteur le plus dangereux, c’est là où il y a le plus de houle », m’avertit Charles. Nous progressons à 7,8 noeuds, soit 15 km/h. Il est 5h50, le ciel commence très légèrement à s’éclaircir. A 6h15, nous commençons à distinguer la ligne d’horizon. Charles me prépare un café, je suis plus serein.
La marin a les yeux rivés sur son écran GPS quand il m’annonce que nous arrivons à l’endroit précis où il compte « envoyer » les filets, au large de Saint- Clément. A cette saison, il pêche des soles, des bars, des maigres, des dorades et des araignées de mer. Comme les cueilleurs de champignons, il a ses coins fétiches, enregistrés sur son GPS. « Tu restes à l’avant, tu ne bouges pas car si jamais tu es pris dans les filets, le bateau ne s’arrêtera pas ». Le marin règle le bateau à la bonne vitesse puis se précipite à l’arrière : il jette à l’eau une bouée lestée d’un poids et surmontée d’un petit fanion puis accompagne le déroulement du filet. Telle une chorégraphie, chaque geste est précis, rythmé, répétitif. Le bateau avance, il dicte le tempo. Les derniers mètres défilent, Charles lance le fanion jaune flou de bout de ligne à la mer. Opération réussie. Les deux bouées sont équipées d’une balise GPS, qui permettra de les retrouver rapidement demain matin, au moment de les relever.
Il est bientôt 8h, nous mettons le cap sur la première filière de casiers à homards, que Charles a immergé trois jours auparavant. Au total, le pêcheur doit récupérer cinq filières comprenant chacune vingt-cinq casiers. C’est de la pêche artisanale, on est loin des caseyeurs bretons capables d’immerger deux mille casiers à la journée. C’est le tout début de la saison du homard, dont le paroxysme se situe en juin-juillet. En ce mois de mai, Charles serait content de « ramener entre dix et vingt homards ». Nous sommes à environ 5 kilomètres du rivage, à l’extrémité du plateau rocheux qui ceinture l’île de Ré. C’est le début de la saison des amours, et les mâles « chassent » les femelles. « A cette période, les poissons montent à la côte. Les homards les suivent pour se nourrir de poissons morts car ce sont des charognards ». Quand on voit leurs pinces si puissantes, capables de trancher net des doigts d’humain, on imagine une redoutable arme offensive. « Non, ça leur sert uniquement à se défendre », rétorque Charles. A la mi-juillet, les homards, qui font leur mue et changent de coquille, sont particulièrement vulnérables aux prédateurs. « Ils repartent au large pour se cacher à proximité du plateau de Rochebonne ». Un homard peut mesurer jusqu’à 50 centimètres, peser 4 kilos et vivre une cinquantaine d’années !

Première prise !
Nous sommes à quelques encablures de la balise GPS et Charles repère le petit drapeau qui flotte sur la ligne d’horizon. A chaque fois, la hantise d’avoir perdu des casiers. « Un chalutier qui passe par là peut tout arracher. Et une filière de vingt-cinq casiers, ça coute environ 5 000 euros ». On lit la concentration sur le visage de Charles, ce n’est plus le moment de parler. Il prend la barre et fonce droit sur le pavillon, puis, au moment fatidique, bondit hors de la cabine pour saisir le fanion au passage ! Charles fixe la corde sur un treuil à moteur qui tire la ligne hors de l’eau. L’excitation est à son comble. Je contemple la surface de l’eau, impatient de voir apparaître le premier casier. Soudain, une traînée à la surface de l’eau, puis le casier finit par émerger. Quelques étoiles de mer, mais pas de homard ! Déception. Très vite, un deuxième casier remonte. Un énorme poisson se débat à l’intérieur ! C’est un congre, que Charles sort tant bien que mal avant de le jeter sur le pont. Le poisson, d’environ un mètre de long, ondule dans tous les sens, se débattant sur toute la largeur du bateau. Le troisième casier arrive déjà. Miracle ! Un magnifique homard, avec ses énormes pinces caractéristiques et sa queue en éventail bleutée. C’est une femelle d’environ un kilo. Le pêcheur la place directement dans le vivier1 à l’arrière du bateau, car le homard se vend vivant.
Le rythme est effréné. Une fois un casier sorti de l’eau, Charles n’a qu’une soixantaine de secondes pour récupérer les homards et poissons, enlever les restes d’appâts, remettre des appâts frais, parfois rapiécer le cordage puis ranger le casier à l’arrière du bateau. Un nouveau casier arrive. Vingt-cinq fois de suite. Sur cette première filière, le bilan est moyen : trois homards, un congre, un poulpe et des dizaines d’étoiles de mer. Pour capturer le homard, Charles m’explique qu’il faut des conditions particulières, pas forcément réunies ces derniers jours : un mètre de houle, des vents de mer (ouest, nord-ouest) et de la turbidité. « Quand le sable voltige au fond, les petits poissons sortent, tout le monde s’active, et les homards aussi ». Une fois la filière entièrement relevée, le pêcheur remet les gaz vers un nouveau site de pêche. Il ralentit le bateau, puis largue un à un tous les casiers, qu’il reviendra prélever dans 48h ! « C’est physique, chaque casier fait entre 16 et 17 kilos », sourit Charles. Tradition rétaise, la pêche aux homards avait quasiment disparu de l’île, avant la réintroduction, de 2013 à 2017, de plusieurs milliers de homards par la Communauté de Communes.
Sur la deuxième filière, les prises s’enchaînent, avec cinq homards en dix casiers ! La suite est moins réjouissante, avec essentiellement…des poulpes ! « C’est un problème car c’est le principal prédateur du homard », déplore Charles. Le céphalopode trouve dans les casiers un refuge qui lui permet de dormir tranquillement à l’abri des prédateurs ! Dans certains casiers, il arrive que nous remontions un homard, les pinces détachées de son corps, pris dans le même piège qu’un poulpe. Avec ses immenses tentacules, ce dernier enlace le homard qui préfère s’auto-mutiler en sacrifiant une de ses pinces plutôt que d’y laisser sa peau ! Nous repartons un peu plus loin pour larguer les casiers, A chaque fois que le bateau ralentit, nous sommes ballotés dans tous les sens. Je vais m’assoir dans la cabine, je sens que le mal de mer n’est pas loin. Après les deux premières filières, il est 9h30, et je me demande comment je vais tenir jusqu’au bout. Dès que le bateau reprend son rythme de croisière, c’est comme une délivrance.

Poulpes à profusion
La troisième filière débute avec deux homards dès le premier casier ! Je m’enthousiasme, Charles sourit mais il est trop expérimenté pour savoir que ça ne présage pas forcément d’une pêche miraculeuse. Dans le sixième casier, Charles sort un homard mais ne le place pas directement dans le vivier. Il sort une sorte d’équerre graduée et mesure le crustacé. « C’est pas bon, il manque un millimètre » m’annonce Charles. Je crois à une plaisanterie mais il rejette aussitôt le homard en mer. Depuis décembre dernier 2, la taille minimale de capture autorisée, établie pour préserver la ressource, est de 9 centimètres, correspondant à la longueur du céphalothorax, autrement dit la « tête » du crustacé. Si la jauge n’est pas respectée, les amendes sont salées… Sur les deux dernières filières, nous remontons huit homards et quasiment le double de poulpes ! « Je crois que je n’ai jamais pêché autant de poulpes. Ils sont de plus en plus présents sur nos côtes depuis quelques années », confie Charles Alizier. Pour expliquer cette prolifération, certains scientifiques avancent le réchauffement climatique, qui entraîne un réchauffement constant des océans et la migration de certaines espèces. D’autres y voient la conséquence du déclin de leurs principaux prédateurs, notamment des thons, à cause de la surpêche… Avec un cours à 15 euros le kilo, le poulpe apporte des revenus non négligeables3, même si on est loin des 45 euros le kilo du homard.
La pêche au homard, qui succède à la sole (janvier à mars) et à la seiche (mars à mai), prendra fin mi-juillet. C’est une autre pêche au casier, les crevettes, qui occupera alors Charles jusqu’en septembre avant de finir l’année avec le bar de ligne. Même si la majorité de sa pêche part à la criée de La Rochelle, il approvisionne en poisson frais la poissonnerie de sa compagne Françoise à Ars-en-Ré et envisage même de vendre en direct à la descente du bateau. Il est 13h, nous commençons la remontée en direction du phare des Baleines pour regagner le port d’Ars. La journée a été plutôt bonne : vingt-trois homards, et une trentaine de poulpes. Le ciel s’est totalement dégagé, j’en profite pour contempler la beauté des côtes rétaises.
Accompagnés par les mouettes, nous entrons dans le chenal du fier d’Ars à 15h. Sur le quai, nous sommes accueillis par Jean-Pierre Caillaud, le beau-père de Charles… et ancien propriétaire du bateau. Après cinquante ans de pêche sur l’île de Ré, il a revendu son bateau à Charles en 2018 (voir ci-contre), ravi que le quadragénaire perpétue la tradition de la pêche au homard sur l’île de Ré.
1 – Petit bassin renouvelé en permanence avec de l’eau de mer grâce à une pompe.
2 – Auparavant, la maille était de 8,7 centimètres.
3 – Il est même considéré comme un nouveau débouché économique, notamment en Bretagne où certains pêcheurs se spécialisent sur cette espèce, principalement exportée en Espagne. Les prix donnés ici, à titre indicatif, sont très variables d’une semaine à une autre.

Biographie Express
Né en 1980 à Caen, Charles Alizier a exercé dix ans comme matelot puis second maître dans la Marine Nationale sur les frégates de lutte anti-sous-marine un peu partout autour de la planète, avec notamment des missions de lutte anti-terroriste en Afghanistan ou contre la piraterie au large de la Somalie. A l’issue de son contrat avec l’armée, il entame une reconversion de soudeur à l’AFPA de Fontenay-le-Comte. Après avoir rencontré Françoise, il s’installe sur l’île de Ré. Françoise Caillaud est poissonnière à Ars*, son père est un des derniers marins-pêcheurs de l’île, et Charles finit par tomber dans la marmite. « Mon beau-père avait 65 ans, il était déjà à la retraite et voulait revendre son bateau. Je lui ai dit que s’il m’apprenait, je lui rachèterais son bateau ! », confie Charles. Marché conclu. En 2016, il se forme au lycée maritime (formation adulte et capacitaire pour la pêche) puis navigue pendant deux ans aux cotés de Jean-Pierre Caillaud. Il rachète le bateau en 2018 et devient, avec l’arrêt du bateau « GEMAPA », le dernier pêcheur de l’île de Ré ! Depuis 2023, un autre bateau, amarré au port de Saint-Martin, a repris une activité de pêche professionnelle.
*Lire notre article paru en mai 2024 : www.realahune.fr/une-poissonniere-a-latete- bien-faite/


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